Malgré des médecines alternatives de plus en plus plébiscitées, en France les méthodes de soins restent encore très traditionnelles. Qu’il s’agisse de naturopathie, de sophrologie, d’acupuncture ou encore d’ostéopathie, les médecines dites « douces » peinent à trouver leur place dans la société actuelle. Une société réticente à se tourner vers des pratiques autres que les traitements médicamenteux. Selon un sondage réalisé par le site therapeutes.com, plus de la moitié des Français accorderait aux pratiques alternatives et à leur médecin traitant une confiance égale. L’Organisation Mondiale de la Santé recense aujourd’hui plus de 400 disciplines. Parmi elles, la « thérapie sensorielle » : sortir des sentiers battus pour découvrir de nouvelles ressources thérapeutiques, grâce à un usage inédit de nos cinq sens.
Pour la plupart d’entre nous, les cinq sens font partie intégrante de notre quotidien, et ce, depuis l’enfance. Nous les stimulons à chaque instant sans même nous en apercevoir jusqu’à en oublier l’importance que chacun d’eux occupe dans notre quotidien. Mais lorsque l’un de nos sens vient à nous faire défaut, la médecine traditionnelle révèle ses limites. Malgré les progrès de la médecine, aucun traitement médicamenteux ne s’est encore révélé suffisant pour pallier les troubles sensoriels. Un manque à la source de nouvelles pratiques thérapeutiques alternatives. La thérapie sensorielle a rapidement prouvé son efficacité à l’étranger et apparait aujourd’hui en France. Une avancée qui prouve à nouveau que les réponses ne se trouvent parfois dans rien de plus que l’essentiel.
UN PROFIL THÉRAPEUTIQUE DES SENS RESTE INUSUEL ET RARE EN FRANCE
Les sens sont communément rattachés à la croissance et au développement de l’enfant. On oublie trop facilement que les capacités sensorielles dépendent d’un processus d’acquisition qui parfois connaît des obstacles.
Face aux sens, nous sommes tous différents. Mais certaines différences choquent et font l’objet d’une catégorisation particulière. Ces « profils sensoriels » sont le centre de recherches renouvelées. Ainsi, des études portant sur les profils sensoriels sont régulièrement menées afin d’établir des outils et des axes de diagnostic fiables.Le Centre Ressources Autisme (CRA) des Pays de la Loire met ainsi en place, trois à quatre fois par an, des rencontres permettant aux professionnels concernés d’échanger au sujet de profils sensoriels. La dernière session s’est déroulée à Angers en février dernier. Ces discussions sont à l’origine de réflexions quant aux outils permettant une évaluation sensorielle et la détermination de profils sensoriels particuliers. A l’échelle nationale, les sens font donc encore seulement figures d’indicateurs permettant d’établir un diagnostic de déficience. Utilisés davantage à des fins théoriques, un profil thérapeutique des sens reste inusuel et rare en France.
Pourtant, à l’étranger, la question de la sensorialité thérapeutique est présente depuis déjà des dizaines d’années. A l’origine des premiers jardins sensoriels thérapeutiques, le Canada et les États-Unis font figures de précurseurs dans l’alliance entre nature et sensorialité. La France s’en inspire doucement depuis quelques années. La ville d’Angers, forte d’un dynamisme national dans le domaine du végétal, fait partie des premières à avoir accueilli un projet de ce type. En 2013, l’Institut Médico Éducatif (IME) de la Chalouère, qui accueille une trentaine d’enfants âgés de 3 à 14 ans atteints d’autisme ou de déficiences intellectuelles, a inauguré son jardin sensoriel, réalisé par l’entreprise locale Nicolas Paysage & Élagage. Son origine tient en réalité dans le projet d’une étudiante qui a su inspirer Nicolas et son équipe. “L’idée était de travailler avec le maximum de matériaux naturels. On retrouve des dallages, du bois, des pierres, des plantes…”. Les plantes sont ici essentielles puisqu’elles éveillent à la fois les sens de l’odorat, du toucher par leur texture, et du goût, par leur comestibilité. Le jardin accueille aussi des structures conçues avec différents matériaux tels que des rondins de bois, des pavés, et autres constructions pensées pour le divertissement des enfants. Sans oublier la présence des oiseaux, qui ne manquent pas de stimuler l’ouïe des enfants tout en les apaisant. Comme Nicolas le rappelle, le jardin sensoriel de l’IME n’est pas un jardin public de promenade : “il s’agit bien d’un jardin à visée thérapeutique. Chaque enfant y est accueilli avec un éducateur spécialisé pour travailler sur les sens via des activités individuelles ou collectives. Il n’y a d’ailleurs pas d’accès direct au jardin, qui a pris place dans le patio au cœur de l’établissement.”
La France accuse un net retard dans ce domaine. Tandis qu’en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne et au Japon les premières structures de ce type ont été inaugurées dès les années 80, il a fallu attendre une trentaine d’années supplémentaires les voir naitre en France. D’ailleurs à l’heure actuelle, seule une poignée de jardins sensoriels thérapeutiques a vu le jour sur le territoire national.
A Angers, Jean Luc Fourreau, directeur de l’IME Vallée de l’Anjou, travaille actuellement à l’aménagement d’un jardin sensoriel au sein de son établissement. Un projet qui suit logiquement l’attachement du directeur pour un usage thérapeutique des sens auprès des 40 jeunes accueillis dans l’établissement.
Au sein de l’IME, diverses installations et activités sont déjà la manifestation d’un grand intérêt pour le sensoriel. Très sensible à l’expérimentation et à l’innovation thérapeutique, Jean Luc a accueilli l’an dernier à l’IME “Ospivita”, une machine sensorielle destinée à évaluer les perceptions sensorielles des jeunes atteints de troubles comportementaux. C’est en réalité le père d’un enfant autiste de l’établissement qui a sollicité le directeur afin de lui proposer son invention : un cylindre multi-sensoriel dans lequel l’enfant se glisse afin de le stimuler. Durant six mois, ce prototype expérimental a permis d’éclairer davantage les profils sensoriels des enfants.
Enrichi par cette expérience, il est apparu naturel pour l’équipe de l’IME de poursuivre dans ce sens sous l’impulsion de Jean Luc Fourreau. Puisant son inspiration dans la nature environnante, le directeur a décidé de mettre à profit le cadre bucolique de l’établissement en créant jardins et potagers à disposition des jeunes et de l’équipe encadrante. Ils ont alors rapidement constaté le caractère apaisant de ces lieux : “on s’est vite aperçu que ces espaces verts étaient spontanément recherchés par les jeunes en période de crise pour aller se réfugier et s’isoler”. Fort de ces indicateurs que Jean Luc Fourreau a souhaité faire du jardin une ressource thérapeutique pour les jeunes accueillis au sein de l’IME. Un projet patiemment construit grâce à l’aide apportée par Les Jardins de Chaumont, organisme de formation spécialisé dans la création de jardins de soin et de santé dans le centre de la France. Des voyages répétés jusqu’à Chaumont ont permis aux éducateurs et aux enfants de découvrir les atouts d’un jardin sensoriel comme celui-ci et ainsi être initiés à une forme inédite de thérapie sensorielle. Fin mars, une équipe pluridisciplinaire (psychomotriciennes, infirmières, éducateurs spécialisés) se rendra à nouveau sur les lieux afin d’être aptes à concevoir un espace similaire à l’IME.
Depuis sa prise de fonction en tant que directeur de l’IME Vallée de l’Anjou, Jean Luc Fourreau accorde une importance majeure à l’usage du sensoriel auprès des jeunes atteints d’autisme et autres troubles du comportement. Selon lui, “on ne peut aujourd’hui ignorer ce paramètre et son rôle thérapeutique essentiel”. Le jardin sensoriel ne sera en réalité qu’un des nombreux éléments mettant en valeur les sens déjà instaurés à l’IME. Le premier en liste : la Salle Snoezelen (ndlr : néologisme issu des termes néerlandais snuffelen « sentir » et doezelen « somnoler ») , qui est aujourd’hui “un incontournable dans la majorité des IME”. Un seul pas au sein de cette salle lors de notre visite suffit pour que l’on prenne pleinement conscience de la particularité et du caractère novateur de cet espace. Entre ces quatre murs, tous les sens sont en éveil, stimulés par un équipement multi sensoriel surprenant : lit à eau musical, colonnes à bulles, projecteurs de disques à huile, lasers, tableaux tactiles… Mais la thérapie sensorielle à l’IME Vallée de l’Anjou, c’est aussi la balnéothérapie et l’équithérapie, des activités toutes aussi singulières et enrichissantes pour les jeunes. Ces activités et la construction de ce futur jardin ont avant tout pour but de créer un lien nouveau entre les jeunes et l’équipe de soin. “L’enfant autiste ne va pas venir directement à nous. C’est dans le jardin qu’il vivra une expérience sensorielle particulière. Cette expérience lui permettra de traduire une émotion, une odeur, une vision qui va l’amener à entrer en relation avec le monde. C’est cette communication qu’on recherche dans le processus de soin.”
Lorsqu’il est question de financement, le jardin représente un tel investissement (entre 8000€ et 12000€) que pour optimiser son utilisation, il devra répondre aux jeunes de trois sections de l’établissement scolaire / médical : “les plus petits qui à l’école pourront faire des cours sur l’évolution de la plante, les grands qui y mèneront des TP (ndlr : travaux pratiques) et participeront eux-mêmes à sa construction, et les enfants autistes pour qui le jardin sera un réel outil thérapeutique via à des activités autour de la sensorialité”.
Face au retard national concernant l’importance des thérapies sensorielles, Jean Luc Fourreau explique que l’implantation des jardins sensoriels en France suit en réalité la même évolution que les précédentes innovations sensorielles. Selon lui, malgré ce retard, le jardin sensoriel est en voie de devenir, tout comme l’est déjà la salle Snoezelen, un aménagement incontournable des structures médico-éducatives en France.
Des projets sensoriels novateurs comme celui-ci, Jean Luc Fourreau en a déjà initié un certain nombre. Le plus récent en date : l’installation d’une balançoire “nid d’oiseau” qu’a financée l’association “Ensemble pour Baptiste”, menée par les parents du jeune Baptiste, atteint du syndrome d’Angelman et accueilli à l’IME de Vernantes.
Autre activité offrant une place majeure aux sens : le déplacement régulier des jeunes jusqu’à la ferme pédagogique située à moins d’un kilomètre de l’établissement. L’occasion pour eux d’un contact unique, le partage avec les différents animaux comme source d’évasion et d’épanouissement.
ETABLIR UN PROFIL SENSORIEL POUR CHAQUE JEUNE : UNE NECESSITE
Jean Luc Fourreau explique qu’il est essentiel pour l’équipe encadrante d’établir en amont un profil sensoriel pour chaque jeune. Il s’agit alors de prendre conscience et d’accepter les besoins sensoriels de l’enfant afin d’être apte à travailler avec lui par la suite. “C’est à nous d’accepter par exemple qu’un d’entre eux ait besoin de se balader pieds nus. Avant de commencer une activité, un jeune peut avoir le besoin d’aller sentir quatre ou cinq éléments de la pièce ou encore de toucher les quatre murs de la pièce dans laquelle il entre…Il y a autant de profils sensoriels que de jeunes autistes ou déficients et toute particularité doit être prise en compte dans l’accompagnement pour ensuite construire un projet personnalisé sans jamais venir troubler l’enfant dans sa perception personnelle du monde”.
Chaque activité ou aménagement prévu à l’IME poursuit le même objectif ultime : apaiser l’enfant afin de l’amener à se faire de nouvelles relations et sortir de son enfermement. “L’enfant se crée lui-même ses propres sensations, en marchant pieds nus par exemple ou en touchant la terre. Et c’est par ces sensations particulière qu’il traite l’information différemment de nous.” Une “différence”… ou plutôt “un sixième sens”.
Un “sixième sens” également évoqué par Catherine Joulain, la mère de Baptiste. Ce sixième sens, c’est ce qu’elle appelle “le ressenti” : “Baptiste ressent énormément les ambiances et les personnes. Il essaiera toujours d’aller réconforter une personne en détresse, en lui proposant de lui faire un câlin. Il est très tactile. Ses câlins sont intenses, vrais et réconfortants. En revanche, je connais des personnes, peu nombreuses, qui n’ont pas la côte avec Baptiste. Il peut ressentir les personnes mal à l’aise en sa présence ou pas très affectueuses. Il va ignorer ses personnes et même mettre son bras sur son visage pour ne pas qu’elle s’approche de trop près.”
Les cuisines et la salle à manger sont également équipées pour éveiller les sens, et accroître la place du goût chez les enfants autistes ou atteints de déficience. “Concernant le travail du gustatif, nous avons mis en place l’atelier hebdomadaire “Goût de saisons” durant lequel les enfants sont invités à cuisiner les aliments de leur repas. En plus d’être un moment de sociabilité, la cuisine permet aux jeunes de voir et toucher les aliments, ce qui va souvent faciliter leur intégration dans leur alimentation. Il arrive souvent que des enfants autistes refusent de manger certains aliments jusqu’à ce qu’ils participent à un atelier comme celui-ci. Ce moment est un véritable appel sensoriel et utilise la vue et le toucher au service du goût.”
Pour Baptiste également le gustatif tient une place toute particulière dans son développement sensoriel. “Des cinq sens, c’est l’approche du goût qui a été le plus travaillé, car c’est bien celui qui lui fait le plus défaut. D’une part, il faut le faire manger. Cependant, l’approche de l’aliment dans sa bouche ne peut se faire qu’avec une petite cuillère car il refuse la fourchette. Tout petit déjà, une éducatrice spécialisée a beaucoup travaillé, avec lui, le toucher et le goût : j’ai souvenir qu’avec du Nutella sur son doigt, l’éducatrice effleurait et contournait la bouche de Baptiste et sa langue et lui faisait goûter en douceur la pâte à tartiner. En outre, du fait de son approche buccale compliquée, Baptiste n’apporte aucun aliment tout seul dans sa bouche et ne boit pas au verre mais au biberon. D’ailleurs le soir, pour l’endormissement, son biberon de crème anglaise est devenu indispensable !”
Le profil sensoriel de Baptiste comprend aussi une sensibilité exacerbée au contact de certains éléments. “Malgré ses difficultés gustatives, ce qui est encore plus détonnant avec Baptiste, c’est que tout ce qui ne se mange pas, il le met à la bouche. En particulier ses vêtements et les matières plastiques dont il est féru. Depuis toujours, les matières plastiques ont la belle vie”.
Mais c’est surtout le contact de l’eau qui semble animer Baptiste et avoir sur lui un réel pouvoir apaisant. “L’eau est un élément essentiel au bien être de Baptiste. Il appréhende avec joie le toucher de l’eau, notamment lors de sa séance hebdomadaire de balnéothérapie à l’IME. Lui qui est contraint au fauteuil roulant au quotidien, l’eau est un élément très porteur pour son développement moteur, puisqu’il parvient à marcher tout seul dans l’eau.”
Catherine Joulain souligne également un développement de la vue aiguisé chez Baptiste, qui demeure “très observateur” : “il aime beaucoup les jeux de lumières, le cinéma. En balade, il regarde tout et à très bon souvenir des endroits où il passe.” Quant à ses particularités auditives, Baptiste montre une sensibilité certaine pour la musique, notamment les sons et intonations : “A la maison, il a ses CD. Pour la douche, il lui faut de la musique. Il préfère par exemple la musique africaine à la musique relaxante. Il aime bien quand ça bouge et il reconnaît certaines voix. Par exemple, il rit dès qu’il entend Gims et Claudio Capéo.”
L’intégration de la sensorialité dans le panel de soins proposés relève d’une importance primordiale, comme en témoigne le parcours de Baptiste. “Comme il ne peut pas s’exprimer par la parole, qu’il ne peut pas écrire car n’a pas la faculté intellectuelle pour le faire, les sens sont un moyen essentiel pour communiquer et comprendre ses sentiments. Donc toute sa vie, nous ferons en sorte de permettre l’expression des sens de Baptiste.”
STIMULER L’ODORAT POUR RÉVEILLER LE GOÛT, UN SENS AU SERVICE D’UN AUTRE
L’appel aux cinq sens trouve son intérêt dans la prise en charge thérapeutique de pathologies les plus diverses. C’est à plus de 1000 km d’Angers, à Grasse qu’est née une rencontre inédite entre l’univers de la parfumerie et celle d’une démarche thérapeutique. Sous l’impulsion de sa directrice Chantal Roux, la Maison Galimard a conçu en 2016 un concept unique nommé “Orgue à flaveurs”. Il s’agit là d’une structure imposante présentant 40 fragrances, toutes élaborées en accord avec le monde de la gastronomie et des senteurs. Une large palette de parfums parmi lesquels le visiteur est amené à effectuer une sélection afin de composer, “tel un chef étoilé”, sa propre création. Une création à la fois olfactive et gustative où le parfum devient le menu du jour, assimilant les notes de tête à l’entrée, les notes de cœur au plat principal, les notes de fond au dessert. Fière de cette innovation, la parfumerie a d’ailleurs déposé le nom “orgue à flaveurs”. “Flaveur”, un terme peu commun défini comme “l’ensemble des sensations olfactives, gustatives et tactiles ressenties au lors de la dégustation d’un produit alimentaire” (Larousse). C’est cette conception novatrice qui est à l’origine de la réunion des mondes pourtant bien distincts de la parfumerie et de la thérapeutique. Très sensible à l’utilisation thérapeutique de ses parfums, Chantal Roux a sollicité Florence Azkenazy, responsable du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Lenval à Nice, afin de mener ensemble un projet des plus novateurs. Offert par la maison Galimard, un orgue à flaveurs a été mis à disposition du service de pédopsychiatrie du CHU, qui accueille notamment des patientes souffrant d’anorexie mentale. A l’occasion d’ateliers hebdomadaires, les jeunes filles sont invitées à parcourir l’orgue et sélectionner les senteurs qui composeront leur parfum final. Cet orgue permet une stimulation de la mémoire à la fois olfactive et gustative en réveillant des souvenirs parfois lourds de signification.
Au travers de ce partenariat, Chantal Roux et Florence Askenazy espèrent concourir à la rémission des jeunes filles anorexiques en favorisant le passage du sens olfactif au sens gustatif. Stimuler l’odorat pour réveiller le goût, un sens au service d’un autre. Cette réunion sensorielle traduit une approche thérapeutique unique dans le traitement traditionnel des Troubles du Comportement Alimentaire (TCAs), qui tire ses origines d’un premier “atelier goût” instauré en 2006. Développé auprès d’une quarantaine de jeunes filles par an durant 10 ans, cette activité a toutefois rapidement montré ses limites thérapeutiques. En effet, la plupart des patientes révélait d’importantes difficultés dès lors qu’il s’agissait de porter des aliments à leur bouche. Comme l’explique Florence Askenazy, cette pathologie se caractérise notamment par “un profond dégoût pour la nourriture”. Mais cela va bien plus loin, puisque ce sont en réalité “toutes les perceptions sensorielles qui sont brouillées.” C’est pourquoi la stimulation du goût seul tendait davantage à placer les patientes en situation d’échec. C’est au fil des expériences et des échanges avec les jeunes femmes qu’est né l’intérêt pour la stimulation de l’olfactif. Celles-ci admettaient en effet qu’une odeur pouvait à elle-seule suffire à “déclencher une sensation de satiété”, l’olfactif et le gustatif étant confondus. Un des intérêts particuliers de l’olfaction réside dans sa capacité à stimuler les émotions. L’anorexie apparaît souvent en effet au côté d’un état dépressif et d’un hypercontrôle, voire d’un refus de toute émotion. Ainsi, “grâce aux odeurs, elles vont pouvoir retrouver des sensations et des souvenirs sans être confrontées à l’angoisse de la nourriture. L’olfactif va permettre une transition douce vers le gustatif. Ce n’est qu’un élément d’un parcours thérapeutique sensoriel plus vaste, mais nous avons constaté avec un recul de dix ans, qu’il contribue à réduire sensiblement les risques de rechute”. Une telle initiative prouve à nouveau l’importance du sensoriel comme source non seulement d’émotions mais aussi d’apaisement et de plaisir chez des pathologies des plus diverses.
L’orgue à flaveurs s’inscrit ainsi dans une démarche thérapeutique innovante et inédite qui ouvre sur des perspectives toujours plus novatrices dans le développement des soins permis par les sens.
TRANSFORMER LES OBJETS DU QUOTIDIEN EN OUTILS SENSORIELS THERAPEUTIQUES
Il suffit de sortir des frontières françaises pour noter une avancée considérable dans l’utilisation thérapeutiques des sens, même chez des pays voisins comme la Belgique. A l’instar de Chantal Roux et Florence Askenazy, c’est une même dynamique à la fois ambitieuse et passionnée qui anime un autre duo féminin singulier. Transformer les objets du quotidien en outils sensoriels thérapeutiques ; tel est le projet innovant que poursuivent Nancy et Lou-Anne Boehm. Les sœurs jumelles âgés de 20 ans ont toujours eu à cœur de mettre à profit leurs études en design textile afin de se rendre utiles et faire avancer la société. Cette volonté a donné naissance, en 2016, à leur première innovation de design thérapeutique, baptisé « MAASE ». Un terme curieux qui fait écho au « Mail Art sensoriel », courant artistique peu connu né dans les années 70, qui détourne la correspondance postale pour construire un message créatif. Bien qu’étant peu évocatrice pour le grand public, les sœurs ont tout de même choisi de conserver cette appellation, s’apercevant rapidement que chacun pouvait le rattacher à une signification spéciale telle que « massage », ou encore « amazing » (ndlr : terme anglais signifiant « génial »).
Un nom qui interpelle et qui cache un produit tout aussi singulier que lui. Les sœurs ont imaginé un plaid multi-sensoriel diffusant des programmes de relaxation divers grâce à la luminothérapie et la musicothérapie. Cette couverture originale se destine avant tout aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, qui traversent au quotidien des crises d’anxiété et d’agitation compliquées à gérer à la fois pour les patients eux-mêmes et pour l’équipe médicale. Grâce à des musiques douces et des actions massantes et chauffantes, ce plaid thérapeutique recherche avant tout l’apaisement des personnes souffrantes. Par la même occasion, cet outil vient appuyer le personnel soignant dans l’accompagnement et le réconfort des patients au quotidien, en incarnant auprès d’eux une présence rassurante supplémentaire.
La genèse de MAASE révèle l’intérêt précoce des sœurs jumelles pour le design thérapeutique. En première année de formation de design textile, Nancy a puisé son inspiration dans ses propres problèmes orthopédiques pour penser son premier projet de diplôme. Il s’agissait alors de repenser les orthèses en y ajoutant une partie textile qui venait lier l’appareil au vêtement et ainsi permettre une meilleure acceptation des orthèses par les patients. Par la suite, elles n’ont cessé de partager cette volonté d’intervenir sur ce type de projet thérapeutique. Avec cette même approche, Nancy a également été amenée à réfléchir à la conception d’un col qui, par des moyens informatiques, permettrait de mobiliser la pollution sonore en ville en vue de préserver au mieux nos fonctions auditives. Via une application mobile, le col dresserait la carte des zones les plus polluées en terme sonore, et ainsi permettre à l’utilisateur d’adapter son trajet afin de d’éviter une exposition sonore trop importante au quotidien. L’ancêtre de MAASE est en réalité une couverture à destination des personnes alitées en convalescence qui, par des animations lumineuses, invitait le patient à se réveiller et à bouger son corps au cours de la journée afin de réactiver la circulation du sang et ainsi éviter l’apparition d’escarres. Les soeurs tirent leur ambition dans leurs propres expériences avec des situations de santé qu’elles-mêmes ou des proches ont vécues. Le projet d’une telle couverture est d’ailleurs apparu alors qu’elles occupaient le rôle d’aidantes auprès de leur grand-mère très âgée et alitée, qui souffrait d’escarres à répétition. Leur nature très utilitariste les a toujours poussées à apporter du changement concret : « on ne fait pas du design pour du beau, mais avant tout pour de l’utile ».
Lors de ses dernières années d’études, Nancy a dû faire face à un nouveau souci de santé : l’électro sensibilité, c’est-à-dire une sensibilité décuplée à toute forme d’ondes. Ces dernières constamment présentes autour de nous, constituent un réel handicap lors de situations quotidiennes : téléphoner, prendre les transports en commun, utiliser un ordinateur… Confrontée à cette pathologie, Nancy s’est questionnée quant à la manière d’utiliser ses compétences de designer textile dans la résolution d’une telle problématique de santé. Elle a ainsi en premier lieu pensé un vêtement capable de composer un message sensoriel en captant de la lumière et de la musique, message retranscrit dans un châle qui diffusait alors des programmes de relaxation. Ce châle était pensé comme un mode de communication inédit, sans aucune onde, mais axé sur les sens : un mode de connexion qui prenait le contrepied de l’ère du digital et de l’instantanée en faisant prévaloir une communication sensible et asynchrone.
Toute comme l’est MAASE aujourd’hui, ce châle demeurait un réel objet de déconnexion et de relaxation au quotidien. Alors qu’elles réfléchissaient encore au design de ce châle, les sœurs Boehm ont été contactées par des acteurs du milieu médico-social qui voyaient dans ce projet un réel potentiel pour apporter une réponse à un nouveau besoin médical : celui des crises d’anxiété et d’agitation chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Nancy et Lou-Anne ont alors reconçu le châle afin de répondre au mieux aux besoins de cette cible thérapeutique. Avec la conception de MAASE, il s’agit non seulement de prévenir le stress quotidien mais aussi de calmer les crises d’anxiété et d’agitation des personnes souffrant de troubles psycho-comportementaux. Ainsi, à l’instar d’un jardin sensoriel, un même mot d’ordre règne : l’apaisement. Apporter aux patients un cadre rassurant et apaisant afin de les accompagner au mieux dans leur parcours thérapeutique.
Bien plus qu’un simple outil thérapeutique, la couverture lumineuse précédant MAASE a été pensé avant tout pour répondre au besoin d’égayer le quotidien des patients alités. Ce n’est que plus tard que la couverture originelle a dû être réadaptée pour les personnes souffrant d’Alzheimer.Durant plus de deux ans, Nancy et Lou-Anne ont travaillé avec un partenaire leader européens des EHPADS privés qui leur a ouvert les portes des établissements médicaux. Elles ont pu observer la situation de manière concrète, sur le terrain et au contact direct des résidents et du personnel soignant, ce qui leur a permis de comprendre au mieux leurs problématiques pour réadapter le produit.
MAASE intervient principalement dans deux types de situations différentes : pour apaiser les patients lors de crises d’anxiété et d’agitation d’une part, et d’autre part auprès des personnes dans des situations apathiques (ndlr : absence d’énergie, sans réaction) afin d’éveiller leurs sens et leur permettre d’être aptes à communiquer à nouveau.
Au cours de ces deux années de travail en EHPAD et notamment grâce à l’aide d’une psychomotricienne, elles se sont sensibilisées à ces situations et ont été amenées à développer et optimiser leur plaid sensoriel. Aujourd’hui, les sœurs Boehm sillonnent la France afin d’évaluer les demandes des établissements à l’échelle nationale. De région en région, de ville en ville, elles Nancy et Lou-Anne partent à la rencontre du public potentiel de MAASE en vue d’exporter leur soutien sensoriel thérapeutique au plus grand nombre. Une manière de démocratiser la thérapie sensorielle à une échelle nationale voire internationale. Pour les jeunes sœurs, cette première innovation ne fait que marquer le début de leur aventure et celle de Studio Twins Paris, le jeune studio de design thérapeutique atypique qu’elles ont créé il y a tout juste un an. Elles sont désormais convaincues de la compatibilité entre leurs compétences en design de matériau intelligent et leur sensibilité personnelle pour le bien-être.
Malgré des initiatives de plus en plus nombreuses, la France a encore du chemin à parcourir afin d’assurer une crédibilité et reconnaissance complète des thérapies sensorielles. A l’heure actuelle, seulement quatre des 400 médecines alternatives répertoriées par l’OMS sont admises par la Sécurité Sociale (la mésothérapie, l’ostéopathie, l’homéopathie et l’acupuncture). De la même façon, aucune de ces pratiques ne dispose d’un encadrement juridique, à l’exception de l’ostéopathie et de la chiropraxie toutes deux légalisées en 2002 par la Loi Kouchner. Des manques majeurs qui ne font que ralentir le développement des thérapies complémentaires ainsi que leur banalisation au sein de la société. Il s’agit donc aujourd’hui de tendre vers un renouveau de la médecine traditionnelle et une crédibilisation des disciplines complémentaires ; un véritable défi dans un pays ancré dans une culture cartésienne et positiviste et encore trop attaché à une médecine traditionnelle.