Quand les joueurs soufflent le show

Les événements eSport entre distanciel et retour au physique

La clameur sourde de millier de spectateurs couvre la voix des commentateurs, crachée par d’immense haut-parleurs. Les projecteurs éclairent la scène de multiples couleurs. Tous les yeux sont rivés sur les écrans géants, sur l’action. Non, vous n’êtes pas dans un stade de foot, mais à un match de jeux-vidéo.  Près de 50 ans pour en arriver là, pour quitter le mode de jeu solo. D’abord son groupe d’amis, puis sa ville, le cercle des adversaires à battre n’a fait qu’augmenter. Avec le développement d’Internet, plus de barrières de distance ou de langage : devenir le meilleur du monde n’est plus un rêve. Mais dans un monde où vous pouvez affronter un adversaire à l’autre bout du monde sans bouger de votre chambre, le modèle privilégié des événements eSport est l’affrontement hors-ligne. Entre praticité et habitude, imitation et renouveau, plongée dans l’histoire de ces événements (dé)connectés.

A vos Marques, prêts ? Partez !

En 1970, les jeux vidéo, c’est un truc de geek. Beaucoup de code pour un jeu figé, immuable, et qui singe les jeux de la réalité. En 1971 deux inconnus, Nolan Bushnell et Teb Dabney, créent Computer Space, le premier jeu d’arcade de l’histoire. Une révolution. Sur une borne, n’importe qui peut se payer une partie, sans aucune nécessité de connaître quoi que ce soit à l’informatique. La machine est amusante, intuitive… et rentable. L’année suivante nos deux inconnus créent la société Atari et commercialisent le jeu Pong. Les choses sérieuses commencent. Pong, c’est 19000 bornes d’arcade vendues. A quel point est-ce énorme ? L’accord de diffusion a coûté 700 000$ à Atari. En 1977, le chiffre d’affaires brassé par le studio avec ce seul jeu s’élève à plus de 40 millions de dollars. Du jamais vu. Et la concurrence se fait rude. Les bornes d’arcades se multiplient, la course à l’innovation est lancée. En 1978, Space Invader fait son apparition. L’engouement est massif. La rentrée d’argent aussi. Regarder c’était sympa, mais les constructeurs n’entendent pas laisser filer la poule aux œufs d’or. Dès 1979, les jeux sortent en couleurs : Pacman (1980), Donkey Kong (1981), King’s Quest (1984) ; les chefs-d’œuvre se succèdent, et les salles d’arcades sont bondées. Dans les sphères aisées, la demande pour les consoles personnelles se multiplie. Atari se lance, suivi par les nouveaux venus Sega et Nintendo. La machine de ces derniers, la NES (Nintendo Entertainment System), propose une innovation sans concurrence. En parallèle, les jeux vidéo sur ordinateurs sont à la traîne : la demande est faible, l’offre difficile à fournir. Dans les foyers des années 1990, les consoles de salon sont le terrain où s’affrontent fratries et cercles d’amis.

Si vous avez grandi dans les années 2000, vous savez ce qui arrive ensuite. La sainte trinité, la guerre des consoles et du PC Master Race*. L’affrontement dantesque entre la PlayStation de Sony, la Xbox de Microsoft et les jeux sur ordinateurs. D’un côté, les consoles se jouent posé sur le canapé, seul ou avec des potes. De l’autre, les joueurs PC déplacent leur machines dans des hangars sans connections internet afin de se taper dessus en toute impunité. C’est le début des LAN (Local Area Network : connexion en réseau local, NDLR).

En réseau strictement local

« Moi j’allais en LAN parce qu’il n’y avait rien d’autre »

Kamel « Kameto » Kebir (27 ans)

Internet c’est bien sympa, mais un PC performant ça coûte cher, et une connexion à la hauteur c’est rare. Le modèle du cybercafé, aidés de technologies comme le P2P*, devient le moyen le plus simple et le plus rentable de jouer. Mais ces lieux ne sont pas vraiment adaptés à la compétition. Il faut donc trouver autre chose.

« Après mon Bac j’ai travaillé dans un cybercafé. C’est à cette époque que j’ai commencé à streamer et que j’ai découvert l’eSport. Le lien n’est pas direct entre les éléments, mais à l’époque on était dans une niche, ça se recroisait forcément »

Adrien « Zerator » Nougaret (32 ans)

La solution est simple : louer des salles et des hangars, amener des machines, et tout connecter ensemble avec des câbles Ethernet. Pas d’internet, pas de jeu en ligne, tout se fait en réseau local. Les participants amènent leurs bécanes pour le week-end, ou celles-ci sont prêtées dans les évènements les plus récents – et avec le plus de moyens. Certaines consoles sont aussi de la partie. Pendant deux jours, parfois plus, les joueurs se réunissent autour des tables ou des éventuels vidéo-projections, attendant leur tour pour se lancer dans la bataille.

La première Lyon e-Sport de 2011
© Lyon e-Sport

Ces week-ends sont des moments intenses, mais rares. C’est une sacrée organisation, même au début. La location de l’espace n’est pas gratuite, et plus que tout : personne n’est rémunéré pour venir. Les métiers liés à l’eSport n’existent pas encore. Le seul espoir d’avoir un retour sur investissement est d’avancer assez loin dans le tournoi pour remporter un cash prize*. Vu les moyens de l’époque, autant dire qu’il fallait gagner le tournoi.

« Des événements comme ça c’est rare. On ne s’attend jamais au monde qu’il y a, c’est toujours plus qu’avant. A chaque fois on est surpris, choqués même. Donc forcément ce sont des moments inoubliables »

Kameto

Entre online et offline : le paradoxe du streamer

Pour les streamers aussi, le présentiel est une institution. Lorsque Zerator et Kameto se font connaître du grand public, c’est l’apogée des Web TV*. Les streamers se retrouvent dans les mêmes locaux, travaillants à proximité immédiate de leurs collègues et amis. Les locaux deviennent un générateur à contenu, la promiscuité entre les créateurs facilitant les échanges. Ce modèle est fortement repris avec les gaming house* actuelles : rien ne vaut la présence physique pour faire connaissance.

Salle d’entraînement de la gaming house Kcorp, en 2021
© Karmine Corp

« On était à une époque ou personne n’avait les moyens de faire un plateau, des concepts poussés. Pour ça, Eclypsia* a été mon plus gros tremplin »

Zerator

Et les moyens, le montpelliérain se les donne : depuis 2013, il organise chaque année un tournoi sur Trackmania*. Les premières éditions sont en streaming, mais en 2016 la seconde est enclenchée : la phase finale prend place au Grand Rex, à Paris. L’ambiance digne d’un stade de foot, un jeu simple à comprendre, et des commentaires… faits-maison. La recette cartonne.

« Je ne fais pas ça pour l’argent. Aucun de mes événements n’était vraiment rentable. Sur des centaines de milliers d’euros investit, je dois m’en sortir avec 300€ de bénéfices. Je le fais avant tout pour vous (les spectateurs) »

Zerator

La mort du offline ?

De la même manière qu’un fan de football va au stade, il n’y a pas de meilleure place pour regarder une game* que d’être dans les gradins avec des centaines d’autres spectateurs.

« C’est comme quand j’étais petit et que j’allais au stade. Je n’y allais pas souvent, donc à chaque fois que j’y allais c’était fou »

Kameto

« Je ne saurais pas trop expliquer pourquoi. Pour moi c’est naturel en fait. Je me suis toujours déplacé pour jouer ou regarder jouer. Question d’habitude je suppose »

Quentin Palet (34 ans)

C’est toute une génération habituée aux événements – tant pour les spectateurs que pour les organisateurs – qui a souffert de l’épidémie de Covid-19.

« En tant que streamer, mes chiffres ont augmentés. Je suis tout le temps chez moi et mes viewers* aussi. Mais ne plus faire d’événements c’est dur, pour moi comme pour eux. C’est un moment de partage, perdre cette relation à l’humain ne fait de bien à personne »

Zerator

En 2020 et 2021, les spectateurs durent se contenter de compétitions en ligne. Le niveau était plus élevé que jamais. En revanche, la hype* en a fait les frais.

« J’y allais tous les ans. C’était mon moment favori dans une année d’eSport. Les deux éditions en ligne, je n’ai même pas tout regardé. Juste… pas envie »

Quentin

Le présentiel, c’est plus qu’une simple habitude, c’est un vrai modèle. Un modèle que spectateurs, organisateurs, et même joueurs tiennent pour acquis. Pour certains, rester définitivement en distanciel est impensable.

« J’ai déjà joué sur scène, il y a beaucoup de gens qui te regardent, qui te jugent, c’est beaucoup de pression. Ça te pousse à te surpasser et que tu gagnes ou perdes ce sont les émotions les plus fortes qu’on puisse ressentir »

Kameto

« Il n’y pas de différence entre ceux qui regardent et ceux qui se déplacent. C’est un univers complet, sans digital il n’y aurait pas eu de réel et sans réel il n’y aurait pas eu de digital. »

Amine « Prime » Merkri (29 ans)

Les événements toujours plébiscités

Joueur, streamer, Kameto revêt depuis 2020 la casquette de CEO d’une équipe eSport, la KCorp*. En 2021, il organise son premier événement physique, nommé Karmine Corp Xpérience (KCX). Véritable succès auprès des ultras, un second KCX sous la forme d’un showmatch prends place début 2022.

« C’est complètement différent. Chez moi j’ai 15 000 personnes qui écrivent sur le chat, mais je suis devant mes écrans. Si j’éteins tout c’est fini, le noir complet. Là j’ai plus de 3 000 personnes en face de moi qui scandent mon nom »

Kameto
Le KCX au Palais des Congrès de Paris
© Karmine Corp

Pour les joueurs eux-mêmes, le présentiel a un goût particulier :

« Ça m’avait manqué d’avoir du public qui te soutient, qui viens te voir. Ça m’avait aussi manqué de ne pas voir mes coéquipiers. C’est dans des ambiances comme ça, quand il y a des gens, quand je vois mes coéquipiers, que je suis le meilleur »

Martin « Rekkles » Larsson (25 ans)*

Le frisson du spectacle

Avec toute cette histoire, on pourrait croire que le présentiel, c’est pour les anciens. Un vestige d’un autre temps, que le Covid et les nouvelles générations finiront par effacer. Mais ce serait bien mal connaître la communauté :

« Je n’y avait pas fait attention, mais c’est fou comme la présentation a changé. On est sur des vrais shows à l’américaine »

Quentin
Image en réalité augmentée d’un dragon géant, lors de la cérémonie d’ouvertures des championnats du monde de League of Legends au Nid d’oiseau de Pékin en 2017
© Riot Games

« Je me suis intéressé à l’eSport pendant le confinement. Pour moi on ne pouvait pas faire mieux qu’assis dans son fauteuil à voir toute l’action. Mais quand j’ai vu la cérémonie d’intro des worlds de 2020*, je me suis dit que je ratais quelque chose. Quelques mois plus tard je me déplaçais pour la première fois, pour le KCX »

Ethan Parouis (18 ans)

Le spectacle prend une place importante sur la scène, les jeux de sons et lumières se complexifient, pour le plus grand bonheur des fans.

« On est des divertisseur. Il faut qu’on les divertisse »

Zerator
La ZRT Trackmania Cup 2018 au Zénith de Toulouse. Les ordinateurs se trouvent dans les répliques des voitures du jeu, donnant l’impression que les joueurs pilotent leur bolide.
© Zerator

L’eSport, c’est cette discipline montante que tous le monde pense connaître sans en être sûr. Entre présentiel et distanciel, les deux formats sont inséparables dans l’état actuel des choses : il y a bien trop de spectateurs pour que tous se déplacent, mais hors de question de faire disparaître les événements. Car après tout :

« Si on va continuer (rires) ? C’est vous qui en voulez plus. Tant que vous en demandez, on continuera »

Kameto






Lexique :

PC Master Race :  Courant de pensée parmi les joueurs défendant la domination du jeu sur PC sur les consoles.

P2P : Peer to (two) Peer. Mise en réseaux d’ordinateurs dans une relation d’égale à égale, permettant à chaque ordinateur de devenir un serveur (ex : Chaque appareil peut héberger un fichier mis a disposition de tous les autres appareils du réseaux).

Cash Prize : Récompense financière donnée aux premières places d’un tournoi.

Web TV : organisation de plusieurs streamers actifs sur une ou plusieurs chaînes en organisant un roulement d’horaires afin d’atteindre une diffusion en 24/24h, à l’image des chaînes de télévision.

Gaming House : Locaux d’équipe eSport, dans laquelle les joueurs vivent, mangent et s’exercent la plupart du temps. Certaines comprennent le logement des joueurs.

Éclypsia : Site web esportif fondé en 2012, qui ouvre une web TV en 2013. Elle rassemblait les streamers les plus influent à cette époque, ce qui en fait une des web TV les plus célèbre. La web TV ferme en 2018, et le site suit deux ans plus tard.

Trackmania : Jeu de course du studio français Nadéo, reconnu pour son exigence mécanique et son mode « bac à sable » permettant aux joueurs de créer leurs propres circuits.

Game : terme le plus couramment utilisé pour désigner une partie de jeu vidéo

Viewers : terme désignant les spectateurs d’une diffusion en temps réel (stream live).

Hype : Terme désignant l’engouement et l’excitation autour d’une action, d’un événement, d’une personnalité…

Kcorp : Équipe eSport fondée en mars 2020 sous le nom « Kameto Corp » par Kamel « Kameto » Kebir et Zouhaïr « Kotei » Darji, tous deux streamers. En Novembre 2020, Amine « Prime » Merkri, vidéaste et ex-joueur de football américain rejoint le projet. L’équipe est alors renommée Karmine Corp afin de dissocier la structure du seul nom de Kameto, mais cependant conserver la contraction Kcorp (ou KC) devenue la marque de fabrique de l’équipe.

Martin « Rekkles » Larsson : Joueur de League of Legends suédois de la Karmine Corp au poste d’AD carry. Il est l’un des joueurs les plus anciens sur le circuit européen, ayant commencé sa carrière très jeune (à 15 ans).

Cérémonie d’introduction des championnats du monde de League of Legends s’étant déroulée en 2020 dans un hôtel (entièrement privatisé à cause du Covid) à Shanghai en Chine, durant laquelle la technologie de réalité augmentée fût réutilisée (après celle de 2017).

Certaines citations sont tirées d’interviews de L’Équipe et de Forbes, ou de leurs streams personnels.